FAIRE ÉCHO

Un écrivain public à Constantinople, de Stanislaus von Chlebowski, 1880, Wikimedia Commons

Une bonne part de notre travail en psychothérapie consiste à écouter. Mais nous savons depuis longtemps que simplement écouter ne suffit pas. Qu’il nous faut aussi répéter; répéter de toutes sortes de façons différentes (mot-à-mot, reformulation, reflet, interprétation) mais néanmoins répéter. Pour bien faire comprendre que nous avons compris, en disant ce que nous avons compris.  Mais aussi pour faire écho. Pour laisser le son, le rythme, le sens et les images rebondir, se réverbérer et retourner vers nos patients, pour qu’ils en soient saisis, pour qu’ils soient atteints par leurs propres mots, leurs propres images, par leurs propres vies en train de se dire.

J’aime profondément ce travail que j’estime très important. J’aime aussi beaucoup ceux et celles qui le font, qui ont l’audace de se mettre au service des mots et des images de ceux qui viennent les consulter.

Mais il y a des jours de doute, des jours où j’ai l’impression que le métier de psychothérapeute a lui-même besoin d’écoute, besoin d’écho. C’est de ce doute et du travail qu’il me fait faire que je veux vous parler.

*****

Le bureau voisin du mien abrite aussi une psychothérapeute et il arrive parfois le soir, lorsque je suis dans mon bureau, que je n’ai pas de patient et qu’il n’y a pas beaucoup de bruit à l’extérieur, que j’entends parler dans le bureau voisin. Rassurez-vous, je n’entends pas de paroles, seulement des modulations de voix, les mouvements d’intonations, l’écho imprécis de propos qui m’échappent, toutes choses qui favorisent la rêverie.

Un soir où c’était le cas, il n’y a pas si longtemps, je me suis surpris à me dire que, s’il y avait quelqu’un qui parlait dans le bureau à côté, il devait y avoir d’autres personnes dans d’autres bureaux, ailleurs, qui parlaient ainsi. J’ai alors été envahi par la vision de dizaines, de milliers de bureaux à travers la ville, le pays, le monde, où des personnes, une à la fois, racontent leurs vies, leurs souffrances, leur isolement. Alors un doute s’est infiltré en moi et s’est emparé peu à peu de mon âme, chuchotant qu’il y avait quelque chose paradoxal dans cette image de milliers voire de millions de personnes qui toutes, cherchent la même chose, de la même façon, sans jamais se rencontrer pour chercher ensemble. Il y a apparemment des millions de personnes sur le_chemin_le_moins_fréquenté .

Avec un peu de chance, j’aurais pu voir l’ironie et sourire, puis passer à autre chose, parce que, si elle peut parfois être grinçante ou décapante, l’ironie est rarement brutale ou destructrice. En ce sens, elle est une bonne enseignante, souvent douce, parfois mélancolique. Elle est la conscience que ce qu’on dit n’est jamais exactement ce qu’on veut dire ou ce qui est compris. Elle est une façon d’être travaillé par la réalité, qui nous apprend que cette réalité n’est pas univoque, qu’elle porte en elle ses propres contradictions. Mais ce soir là, l’ironie servait de paravent au sarcasme et celui-ci était dévorant (sarkazein = mordre la chair), particulièrement avide de la chair fraiche de ma candeur. Ses dents étaient pointues, sa mâchoire puissante, et le résultat douloureux, sanglant. Étrangement, cependant, une fois passée cette épreuve, je n’étais ni plus léger ni plus lourd mais plus éveillé, le regard comme aiguisé et surtout, l’ouïe nettement plus fine. C’est elle qui devint mon guide, m’invitant à écouter autrement.

Entendez-vous la rumeur sourde de toutes ces voix solitaires, isolées, enfermées dans des cabinets capitonnés, qui se cherchent les unes les autres sans jamais se trouver? Voyez-vous comme elles tentent de sortir des prisons acoustiques où elles sont retenues, comme condamnées à se réverbérer sans cesse, se faisant écho à elles-mêmes? Percevez-vous leur désir de se joindre aux autres voix, pour trouver un autre écho?

Cette image me désole et c’est à cette désolation que je cherche un écho. C’est cette désolation qui me mène à Écho. Écho, si présente et pourtant incapable de parler par elle-même. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. Permettez que je vous raconte.

*****

Dans son livre Les métamorphoses, le poète romain Ovide raconte qu’autrefois, Écho avait un corps et n’était pas seulement une voix. C’était une nymphe, préférée d’Artémis, avec laquelle elle aimait chasser. Un jour que Zeus folâtrait avec une autre nymphe et qu’Héra, son épouse, était en voie de les surprendre, Écho alla vers Héra et réussit à détourner son attention avec des bavardages incessants, de telle sorte que les amants purent s’enfuir sans être découverts. Lorsqu’Héra eu compris le stratagème, elle punit Écho de la manière suivante, raconte Ovide:

Avec cette langue qui fut pour moi trompeuse, il ne te sera donné d’exercer qu’un faible pouvoir. Et elle met effectivement à exécution ses menaces […] Echo ne peut, lorsqu’on a fini de parler, que redoubler les sons et répéter les paroles entendues.

Cette malédiction ne sera que le début d’une longue souffrance pour la pauvre nymphe puisque, éprise du beau mais inaccessible Narcisse, elle ne peut lui déclarer son amour mais est contrainte de le suivre partout, espérant une parole de lui qu’elle pourra répéter et tourner à son avantage. Elle y parviendra presque mais, au moment de réussir, elle sera rejetée par celui qu’elle désire tant et sera réduite à être rongée par sa propre impuissance. Dans ce qui ne peut être perçu que comme une horrible torture et un destin tragique, elle verra son corps s’assécher peu à peu et devenir comme la pierre des grottes et montagnes dans lesquelles elle sera condamnée à errer.  Désormais, elle ne sera plus qu’une voix désincarnée.

Je me demande parfois si, comme Écho, la psychothérapie n’est pas en train de se dessécher, de se désincarner, de perdre sa capacité d’initier la parole, enfermée qu’elle est dans des milliers de cabinets, isolée dans des centaines d’écoles de pensée et dans des dizaines de spécialités.

Je me demande si la psychothérapie n’est pas devenue prisonnière de son obligation d’être l’envers d’une société où, des Talk-shows aux chaînes d’info en continu, de Facebook à Twitter en passant par le bla-bla sans fin des Whatsapp et autres Instagram, le bavardage a pris des proportions indécentes. Je me demande si la psychothérapie n’est pas en voie de devenir la punition que subit la société pour son excès de babillage. Je crains que la rumeur de la psychothérapie ne soit en train de devenir l’équivalent de la rumeur publique, ou pire, que la psychothérapie ne soit plus grand-chose d’autre que la forme que prend la rumeur lorsque les célébrités viennent sur la place publique, y confesser leurs faillites psychiques. Si c’est le cas, la psychothérapie a elle-même besoin de thérapie: qu’est-ce qui pourrait la soigner?

C’est sans doute un peu présomptueux, mais j’ai beaucoup de peine à ne pas tenter une solution : une image, une image de parole, ouverte et publique, mais qui permet néanmoins l’individualité, l’intimité et même le secret. La seule que je trouve – provisoire et nettement insuffisante, mais qui introduit au moins un peu d’air et de poésie dans ces cabinets trop isolés — c’est celle de l’écrivain public, ce personnage qui, assis sur la place publique, recevait l’un après l’autre, tous ceux et celles qui avaient quelque chose d’important à consigner par écrit et ne savaient comment le faire. L’écrivain public qui donnait de la résonance au propos banal, qui trouvait le sacré au cœur du profane, qui faisait ressortir l’universel dans le vernaculaire.

Je me demande si nous sommes — si nous pourrions être — une sorte d’écrivain public, notant à voix haute ou consignant par écrit, dans nos dossiers ou autrement, les récits de vie que nos patients nous confient, leur rappelant constamment ce qu’ils ont d’écrit, jusqu’à ce que le vernis de leur indifférence se dissolve et que leur sensibilité soit à vif, jusqu’à ce qu’ils soient émus, mus, ébranlés et mis en branle par leurs propres images et la singularité de leurs propos. Jusqu’à ce qu’ils puissent (re-) trouver, en les parcourant, la trame, le tissu, le texte de leur vie.

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