
La bête noire actuelle, ce dont tout penseur veut éviter de se faire accuser, c’est le conspirationnisme. Que le site Conspiracy Watch définit de la façon suivante :
l’attitude consistant à remettre en cause abusivement l’explication communément admise de certains phénomènes sociaux ou événements marquants au profit d’un récit explicatif alternatif qui postule l’existence d’une conspiration et dénonce les individus ou les groupes qui y auraient pris part
Je ne m’attarderai pas pour l’instant sur la définition, dont les principaux termes me semblent constituer des images suffisamment fortes et claires quant aux manières et aux enjeux. Je veux plutôt examiner quatre des principales théories conspirationnistes (vous me permettrez d’éviter l’épineuse question des vaccins, beaucoup trop chargée pour pouvoir y jeter un regard un tant soit peu distancié) en vigueur depuis plusieurs mois, dont l’épicentre semble se situer aux États-Unis mais qui ont des réverbérations un peu partout dans le monde.
La première est la question d’une fraude électorale massive, lors de l’élection américaine de 2020 qu’une énorme proportion de républicains n’admet même pas avoir perdue, mais aussi lors de celle de 2016 (nous l’avons tout de même gagnée, affirment les partisans de Trump).
Faux? Pas tout à fait.
Il y a eu le scandale de Cambridge_Analytica, la question de l’ingérence_de_la_Russie dans le processus électoral et les tentatives de salir la réputation du fils de Joe Biden qui ont donné lieu à une enquête par un procureur_spécial et un procès en destitution de Donald Trump.
Au surplus, dans son livre Dark_Money, écrit sur la base d’une enquête exhaustive et rigoureuse, la journaliste du magazine New Yorker Jane Mayer montre comment depuis la fin des années 1970, un groupe de plus en plus nombreux et de mieux en mieux organisé, dirigé par les légendaires frères Koch, a comploté de manière plus ou moins clandestine pour assurer l’élection de candidats de plus en plus radicalement conservateurs, favorisant des réductions systématiques des législations de protection de l’environnement et des politiques fiscales nettement à l’avantage des ultra-riches, et allant même jusqu’à financer des O.b.n.l. qui rédigent des projets de loi qui sont votés presque sans modifications par les deux chambres du congrès.
Vous m’objecterez sans doute que tout cela avait surtout à voir avec l’élection de 2016 et que ceux qui ont crié à la grande fraude et envahi le Capitole le 6 janvier 2021 dénonçaient une supposée fraude électorale en 2020. On oublie facilement que Trump et ses supporters avaient déjà dénoncé une supposée fraude électorale contre eux en 2016, affirmant qu’ils avaient néanmoins réussi à remporter les élections. Il y a aussi eu des efforts systématiques pour tenter de renverser les résultats certifiés de l’élection de 2020, efforts financés par des fonds plus ou moins occultes comme l’aurait été l’invasion_du_capitole le 6 janvier dernier. En ce sens, les accusations de fraude électorale de 2020 étaient un retour de celles de 2016.
Vous pourriez aussi objecter que tout cela n’est le fait que d’une frange extrémiste de la population américaine. Ça n’est pas ce que semblent nous indiquer les premières recherches sur la population qui composait les envahisseurs_du_Capitole. Tout cela pose la question évidente : pourquoi les protestataires ne voient-ils pas le complot là où il existe réellement? La question est posée; j’y reviens.
Une seconde théorie conspirationniste a trait à l’existence supposée d’un réseau organisé de traite d’enfants, opéré par des membres du parti démocrate américain à partir de l’arrière-boutique d’une pizzeria de Washington. Bien que la fausseté des faits en aient à plusieurs reprises été établie, la théorie est encore relayée par des sites d’information du type QAnon et crue par une tranche substantielle de la population américaine.
Faux? Encore une fois, pas tout à fait.
Comme le signale Moira Donegan dans l’article cité ci-dessus, il existe une incroyable culture d’abus sexuels d’enfants, aux États-Unis (mais aussi ailleurs), comme le révèlent les statistiques du CDC américain mais aussi comme l’a fait apparaître le scandale au sujet du site pornhub. Mais de manière encore plus proche des riches et célèbres, les accusations de pédophilie qui ont été portées contre le milliardaire américain Jeffrey_Epstein et ont abouti à son suicide en prison, ainsi que l’arrestation de sa complice présumée, Ghislaine_Maxwell, ont mis au jour un véritable réseau organisé de pédophilie au service des possédants de ce monde.
Encore une fois, vous m’objecterez qu’il ne s’agit pas de la même chose, les accusés étant politiquement plus proches de la famille républicaine, alors que les accusations du pizzagate ne visaientque des démocrates. Ce qui amène à nouveau à poser la question : pourquoi les conspirationnistes ne voient-ils pas le complot là où il se situe?
Une autre conspiration circule à l’effet que le virus SARS-Cov-2 n’aurait pas sauté d’une espèce animale à l’humain via une espèce de transit, comme le veut la version officielle depuis plusieurs mois, mais aurait été développé en laboratoire et introduit dans la population par les Chinois, pour saboter l’économie occidentale et assurer sa prédominance politique et économique sur le reste du monde.
Faux? Une nouvelle fois, pas tout à fait.
D’une part, la Chine a tenté de réécrire l’histoire à ce sujet, confortant les doutes des conspirationnistes. Par ailleurs, une interview publiée dans un organe du Centre national de recherche scientifique français (publié le 17 octobre 2020 et consulté le 16 février 2021) s’appuyant entre autres sur un rapport de recherche scientifique datant du 6 août 2020, propose que la question de l’origine du sars-cov-2 se pose sérieusement et que l’hypothèse d’un virus qui se serait accidentellement échappé du laboratoire où il aurait été bricolé à des fins de recherches est fondée sur le plan de l’analyse du génome.
Bien sûr, s’il s’agit d’une fuite, cela invalide en partie le complot imaginé par plusieurs, même si pas complètement, étant donné l’absence d’une infection délibérée. Mais il reste que le complot existe réellement pour brouiller les pistes et peut-être empêcher qu’on puisse savoir comment ce virus limité à une espèce animale a pu franchir la barrière et infecter les humains. Toujours le même constat, cependant : les conspirationnistes ne semblent pas vouloir envisager autre chose qu’un virus délibérément inséré dans la population.
Quatrième théorie du complot : Bill Gates cherche à non seulement connaître tous nos déplacements et habitudes de manière à pouvoir contrôler presque tous nos comportements et à assurer une suprématie commerciale mondiale qui éliminerait tout le commerce local. Pour ce faire, on va nous inoculer des micro puces en même temps que le vaccin, et ainsi faire advenir un grand reset de l’économie mondiale qui constitue le véritable plan des possédants.
Faux ? Pas vraiment.
Comme l’a très bien montré la chercheuse universitaire américaine Soshana Zuboff dans son très documenté livre The Age of Surveillance Capitalism, il s’agit non seulement de Gates mais aussi de plusieurs de ses semblables (Mark Zuckerberg de Facebook et Instagram, Jeff Bezos d’Amazon, Tim Cook d’Apple et Sukar Pichai d’Alphabet, la compagnie mère de Google et Youtube). Mais tous ces milliardaires de la nouvelle technologie n’ont aucunement besoin de nous injecter des micro puces pour avoir accès à toute cette information et même plus. En effet, nous la leur fournissons tous les jours et gratuitement en utilisant leurs plateformes et applications, et ils en tirent un très large profit. Au surplus, ils le font à toutes fins utiles clandestinement, par le biais de ce qu’on nomme généralement le Big_Data, accumulant des informations sur nos habitudes d’achat mais aussi sur nos habitudes langagières, nos expressions faciales et autres informations ensuite vendues à des tiers ou utilisées pour nous appâter en tant que consommateurs. Mais encore une fois, les conspirationnistes tiennent à leur vision d’injections de micro puces et refusent de voir le complot là où il existe en effet.
Dans ces quatre cas de complots fantasmés, il y a les mêmes ingrédients qui sèment la confusion, soit du flou, de l’amalgame et juste assez de véritable malveillance pour que ce soit à peu près vraisemblable. Mais il y a aussi – et peut-être surtout – un refus de la part des conspirationnistes d’envisager la conspiration réelle au profit de fictions. Pourquoi ?
On peut sans doute invoquer toutes sortes de motifs : la paresse intellectuelle, nourrie par un système d’éducation en désuétude qui enseigne de moins en moins la pensée critique ; une culture de médias toujours plus simplistes qui produisent a) de la fiction facile, avec des films qui opèrent de plus en plus sur le mode des parcs d’attraction (pas pour rien que Disney est devenu un des plus gros joueurs dans le domaine), b) des chaînes d’info en continu de type Fox qui produisent ce que Kellyanne Conway a nommé des alternative_facts, c) la fausse fiction des téléréalités (n’oublions pas que c’est une telle émission qui a propulsé Trump sur le devant de la scène nationale, lui qui n’était auparavant qu’un opérateur newyorkais de type mafieux). Il y a aussi le refus de la complexité qui fait qu’avaler une vidéo sur Youtube est nettement moins exigeant intellectuellement que de lire un livre ou un article fouillé, et finalement la théorie de la dissonance_cognitive, développée par Leon Festinger pour expliquer qu’entre deux croyances contradictoires, on choisira celle pour laquelle on a le plus de soutien socio-affectif.
Toutes ces explications sont valables et mériteraient d’être développées. Mais je suis à la recherche d’une compréhension plus spécifiquement psychique, qui n’exclut pas les autres mais nous situerait sur un terrain plus proprement psychologique. Et je pense qu’elle repose dans ce que je nommerais le besoin de fiction, d’une fiction qui nous dise le monde, une fiction par laquelle le monde se présente à nous, de l’idée d’un monde enchanté. C’est ce que je vais tenter dans la suite à paraître de cet article.
Tout à fait d’accord avec ta conclusion. Le monde à tant besoin d’une « histoire qui donne du sens » qu’il l’invente … maladroitement.
J’ai hâte de lire la suite de cet article.
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