Se répondre – brève fiction thérapeutique

DSCN1411« Que lui répondriez-vous? », lui demandai-je. Nous approchions de la fin d’une séance de psychothérapie. Il me regarda, haussa légèrement les sourcils et, de sa manière typique, me répondit par une question: « vous êtes sérieux? » Sa réponse pouvait paraître anodine mais le mouvement de sourcils, le regard hautain et le ton condescendant, véhiculaient un je-ne-sais-quoi de dépréciateur, un je-ne-sais-quoi que je commençais à bien connaître pour me l’être fait servir à plusieurs reprises depuis des mois.

La première fois, c’était au tout début de la psychothérapie, lorsqu’il m’avait demandé quelle était ma méthode. Il n’avait pas réagi lorsque je lui avais parlé de la psychologie archétypale mais lorsque j’avais précisé que c’était une méthode analytique, il avait laissé échapper: « il y en a encore qui persistent dans ce genre de délire? » Je m’étais bien gardé de répondre, flairant le piège. À mon grand étonnement, il avait néanmoins décidé d’entreprendre le travail, tout analytique et délirant qu’il fut.

Il m’avait fait le coup du commentaire assassin à plusieurs reprises encore, notamment au début de cette séance-ci : après qu’il m’ait relaté un rêve récent, je lui avais proposé de donner forme à un de ses personnages en utilisant de l’argile. Son «vous faites de l’art thérapie, maintenant?» m’avait franchement agacé, le ton laissant nettement entendre que si j’en étais rendu là, c’est que j’étais tombé bien bas. Encore une fois cependant, j’avais résisté à la tentation de répliquer, sentant qu’il y avait là une nouvelle mise à l’épreuve.

Il se mit pourtant au travail, m’étonnant à nouveau et, après une brève hésitation suivie d’une longue période de réflexion devant la motte de terre, il avait façonné un être aussi hirsute et difforme que celui qu’il avait rencontré dans son rêve. Il en était de toute évidence impressionné.

À ma question subséquente: « que vous dirait-il s’il pouvait parler? », il répondit, après quelques instants de silence: « tu te fous de ma gueule, non? », et il me fallut plusieurs secondes pour comprendre que ces paroles étaient celles du personnage s’adressant à mon patient et non celles de mon patient s’adressant à moi. Cette ambiguïté me donnait à penser que nous étions sur une bonne piste.

C’est à ce moment que je lui posai la question sur laquelle débute ce texte: «que lui répondriez-vous?» J’avais été prudent, la formulant au conditionnel plutôt qu’au présent de l’indicatif, pour ne pas bousiller cette occasion qui me paraissait décisive, l’occasion unique pour lui de prendre enfin ses images au sérieux, de leur reconnaître l’initiative et l’autonomie qui sont les leurs, de les recevoir comme des fragments d’âme, porteuses et motrices, capables de l’instruire de ce qui se trame dans les replis de son imagination. Il hésita à nouveau, revenu au silence, ayant compris que je ne répondrais pas à sa provocation et pressentant peut-être qu’il y avait là un pas important, un pas irréversible voire même irrémédiable. Je comprenais bien cette hésitation, celle qui nous avertit de la proximité de la folie.

Enfant, j’ai souvent entendu ce fragment de sagesse populaire qui dit que se parler soi-même, ça n’est pas très grave, pour autant qu’on ne se réponde pas. C’est peut-être une des meilleures définitions de la folie. Se parler à soi-même, c’est acceptable pour se donner du courage ou mieux se concentrer sur une tâche, pour se préparer en vue d’une discussion à venir, revenir sur une situation passée ou débattre des points de vue divergents au moment de prendre une décision. Mais se répondre, véritablement se répondre, se répondre en considérant que celui auquel on répond ne peut être réduit à soi mais qu’il s’agit plutôt de «quelqu’un», qui vit dans notre imagination, qui parle parce qu’il veut parler et dit ce qu’il veut bien dire, se répondre ainsi, c’est prendre le risque de la folie. Parce que si ce peut être un acte profondément transformateur, ce peut aussi être une hallucination et signifier qu’on est sérieusement perturbé sur le plan psychologique. La différence entre les deux tient à ceci: la capacité à ne pas perdre de vue qu’il s’agit d’une réalité métaphorique, poétique, tout en restant complètement immergé dans l’expérience.

En l’invitant à donner la parole au personnage en premier lieu, je prenais un risque sans doute plus grand que si je l’avais d’abord invité à parler au personnage, puisque je lui proposais ainsi d’entrer plus directement dans le monde des images, de relativiser la place de son moi dans son monde intérieur, et de s’initier au monde que poètes, peintres et autres romanciers connaissent et fréquentent depuis toujours, certains au péril de leur équilibre psychique. En fait, ce dont il était invité à faire l’expérience, c’est le déséquilibre psychique, c’est-à-dire la conscience que la psyché n’opère le plus souvent pas en vertu des lois de l’intégration et de l’équilibre mais selon celles de la pluralité et du déséquilibre.

Après un long, un très long silence, il a finalement répondu à son personnage: « Non, je ne me fous pas de ta gueule; je suis même fasciné par ta laideur, qui me fait peur mais que j’ai envie de connaître ».

La thérapie venait de commencer.

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